INDIEN (HISTOIRE DE L’OCÉAN)

INDIEN (HISTOIRE DE L’OCÉAN)
INDIEN (HISTOIRE DE L’OCÉAN)

Autant et plus encore que la Méditerranée, mère de l’Occident, l’océan Indien apparaît comme un gigantesque foyer de cultures et de civilisations tout aussi importantes, comme le carrefour immémorial des immenses aires culturelles de l’Extrême-Orient, de l’Inde, de l’Arabie et de l’Afrique dont les contacts, les interpénétrations et les chocs ont, au cours de l’histoire «ancienne» de cet océan, modelé la physionomie de ses rivages et des pays qui le bordent. Quand, au XVIe siècle, les Européens firent irruption dans la mer indienne, ils y découvrirent un monde autonome, aux réalités insoupçonnées à cette époque, connu vaguement par des mythes, des légendes invérifiables et des produits précieux parvenus en Europe par des cheminements dont l’origine et les modalités restaient obscures. Sans doute, jusque-là, les vicissitudes et les convulsions de l’histoire n’avaient pas épargné cette mer qui fut depuis la plus haute antiquité un lieu de rencontres et de confrontations entre des intérêts culturels et commerciaux, des incursions ou des migrations de peuples, des impérialismes, entremêlés ou superposés. L’impact de l’Europe sur l’océan eut des conséquences plus capitales encore que les expansionnismes chinois, indien, indonésien ou musulman. En effet, après des périodes de rayonnement (intenses et durables certes dans le domaine culturel), l’insuffisance des techniques, les vicissitudes politiques des pays «colonisateurs» (l’Inde hindouiste, la Chine «médiévale», l’Indonésie migratrice), la décadence, le repliement subséquent de certains de ces empires, leur incapacité à s’établir et à pénétrer en profondeur au-delà des rivages de leurs établissements, avaient laissé subsister de vastes zones inconnues d’eux et, a fortiori, de l’Europe.

La pénétration puis la domination exercées dans l’océan Indien par les Européens arrachèrent cette immense région à son existence autonome et, la reliant de force aux intérêts occidentaux, en firent, comme des Amériques, un champ ouvert aux ambitions européennes, religieuses, territoriales et militaires, mais surtout détournèrent vers l’Europe certains des circuits les plus prospères de son commerce. Cette dernière distorsion fut, à vrai dire, la plus profondément ressentie. Maîtres de forteresses, de «loges», de points d’appui et parfois de territoires, les Européens ne parvinrent jamais à modifier en profondeur les structures culturelles de contrées dont la physionomie avait été modelée par des civilisations très anciennes. Ainsi le christianisme divisé perdra-t-il dès la fin du XVIIe siècle toute chance de se substituer aux religions traditionnelles, de les conquérir ou de les éliminer. Les ethnies européennes resteront confinées dans leurs postes militaires ou commerciaux, ne parvenant à se déployer que dans les zones «libres» de l’Afrique du Sud. Les techniques occidentales modernes resteront limitées aux relations intereuropéennes dans l’océan Indien demeuré, pour les Européens, vaste champ d’exploitation et non pas lieu de confrontation, de dialogue ou d’intégration. Dès le XVIIe siècle s’élabore le caractère politico-culturel de cet océan laissé pour sa plus vaste part et la moins «rentable» à sa vie traditionnelle, mais pris et enserré dans un réseau aux mailles diverses – également solides – d’intérêts étrangers.

Après le XVIIe siècle, l’histoire «indigène» de l’océan Indien se réduit à n’être plus que la continuation affaiblie et dégradée des rythmes de l’Antiquité: frustes navigations saisonnières, expéditions de piraterie, tentatives de résistance sans lendemain. Désormais, ce sont les Européens qui décident de l’histoire. Aux Portugais et aux Hollandais éliminés ou cantonnés succèdent les Français et les Anglais dont la rivalité a pour enjeu principal la péninsule indienne en décomposition politique. Après 1763, l’élimination des Français de l’Inde laisse le champ libre aux Anglais qui, jusqu’à la fin du XIXe siècle, vont semer de bastions les routes qui mènent à l’Inde, devenue la perle de l’empire colonial britannique et la grande victime résignée du colonialisme anglais. Ainsi entrent par force dans l’orbite politique puis économique britannique les territoires qui forment les abords et le cadre du subcontinent asiatique, tels l’Arabie et le golfe Persique, la Birmanie et la Malaisie, l’Afrique orientale et les îles (Zanzibar et Maurice). Mais l’emprise britannique sur l’océan Indien – pour importante qu’elle soit – n’est cependant ni totale ni exclusive. Les Français se sont maintenus à la Réunion; bientôt ils sont aux Comores, puis décidés à s’emparer de Madagascar où leur colonisation a de très anciennes origines. Ils occupent l’Indochine où tant de souvenirs et d’intérêts nouveaux les portent à la fin du XIXe siècle. À cette époque, les Hollandais, quant à eux, avec moins d’éclat, mais plus de rigoureuse efficacité encore, sont restés établis dans des régions intéressantes: l’Insulinde qu’ils ont organisée, depuis le XVIIIe siècle surtout, en un formidable et plantureux empire colonial; l’Afrique du Sud où les Boers se sont, depuis le XVIIe siècle, progressivement emparés de terres vides, mais qui se heurtent depuis le début du XIXe siècle aux Bantous depuis longtemps installés et à l’empire des Zoulous du grand Chaka.

Cette confrontation tardive des expansionnismes européens et bantous en terre africaine illustre symboliquement les paradoxes et les problèmes de l’océan Indien contemporain. Après l’ouverture du canal de Suez qui en facilite l’accès aux puissances occidentales, puis au moment où la curée coloniale semble atteindre son paroxysme; quand, après les Portugais, les Hollandais, les Français et les Anglais, les Belges au Congo oriental, les Italiens en Somalie, les Allemands au Tanganyika apportent de nouvelles dominations européennes sur les rivages de l’océan Indien, c’est à ce moment que se réveillent les vieux peuples, les vieilles civilisations. La promotion d’une bourgeoisie dans l’Inde exploitée au seul bénéfice de l’Angleterre va procurer aux masses indiennes le leadership politique et culturel qu’elles avaient perdu depuis si longtemps. Désormais, avec l’apparition de Gandhi et des partis, c’est d’indépendance que rêve la grande péninsule. La colonisation britannique dans l’océan Indien a aussi provoqué la transplantation de populations qui posent de difficiles problèmes: en Afrique orientale et méridionale, la colonisation blanche utilise à l’égard des Noirs des sous-traitants de la colonisation, tels les Indiens importés en Afrique du Sud, à Zanzibar et au Kenya. À l’île Maurice, naguère entièrement possédée par les Blancs, l’infiltration indienne submerge Européens et créoles. De même, à Zanzibar, les Anglais favorisent maladroitement non seulement les Indiens, mais encore les Arabes, aux dépens des Africains autochtones. Sur les hautes terres d’Afrique orientale, le développement des ethnies blanches immigrées rend inexpiables les rancœurs des Noirs dépossédés et provoque le réveil d’un sentiment africain jusque-là méprisé ou ignoré. À Madagascar, la colonisation française, méfiante à l’égard de l’ancienne aristocratie mérina, a néanmoins parachevé l’œuvre des souverains de Tananarive et définitivement établi l’unité politique, économique et culturelle de la Grande Île qui, sous sa placidité ordinaire, conserve la nostalgie de son passé indépendant.

Les guerres mondiales ont permis aux mouvements de renaissance nationale de se développer plus vite, ont affermi les situations acquises et ont fait intervenir de nouveaux partenaires dans un jeu devenu extrêmement complexe. Après 1918, l’élimination des Allemands du Tanganyika renforce les positions britanniques et belges en Afrique orientale. La désintégration de l’Empire ottoman accroît l’influence anglaise auprès de l’Arabie indépendante et des sultanats riches en pétrole jalonnant, autour du golfe Persique, la route de l’Inde. Celle-ci est de plus en plus frémissante et agitée; malgré les apparences, l’influence politique de l’Occident ne cesse de décliner et la Seconde Guerre mondiale va contribuer à la jeter définitivement à bas. L’invasion japonaise porte un coup mortel à la domination des Britanniques en Birmanie, des Français en Indochine, des Hollandais en Indonésie. Entre 1945 et 1954, dans le désordre des guérillas, des constitutions bâclées, de la guerre d’Indochine, la libération du joug colonial est achevée, même si l’Indochine devint ensuite le champ clos où s’affrontèrent les influences communistes, maîtresses du Nord-Vietnam, et américaines, tutrices militaires du Sud-Vietnam. L’Inde et Ceylan ont accédé à l’indépendance en 1947. Dans la partie occidentale de l’océan Indien, le déclin des puissances coloniales a multiplié partout organisations de résistance et soulèvements. À Madagascar, la violente flambée de 1947, matée en apparence, fut le premier jalon d’un chemin qui conduisit à l’indépendance en 1958-1960. En Afrique orientale le terrorisme maumau inaugure, lui aussi, l’irrépressible revendication des indépendances, acquises entre 1960 et 1963. En 1964, une sanglante révolution libère les Noirs de Zanzibar de la domination des Indiens et des Arabes. Depuis 1965, l’Angleterre est contrainte d’abandonner graduellement son emprise sur les sultanats de la côte méridionale d’Arabie. Foyer de prestigieux mouvements de libération nationale, dominé par la grande présence indienne, par une Indonésie riche, par une jeune Afrique bantoue, l’océan Indien a été en 1953 le cœur vivant du Tiers Monde réveillé et conscient au cours de la grande conférence afro-asiatique de Bandoung. Tous les espoirs paraissaient permis.

Pourtant les réalités issues de l’histoire et les contraintes d’une conjoncture sans cesse changeante maintiennent cette aire si vaste dans le trouble et l’inquiétude. Les anciens colonisateurs ont été remplacés par de nouveaux venus: la Chine, dont l’idéologie sert aussi de couverture à la reprise d’une poussée vers l’Océan qui, à bien des égards, semble la résurgence de l’Antiquité; l’Amérique, dont la politique de containment se combine opportunément avec des ambitions économiques et stratégiques fort positives. Des ambitions soviétiques étaient entrées naguère en compétition avec les anciens et les nouveaux tuteurs de la région. Mais, après l’effondrement du bloc communiste, des États incertains, tels l’Inde, la Malaisie, l’Indonésie, Madagascar, le Kenya, renoncent à leur politique progressiste et s’interrogent. D’autres, au contraire, comme la Tanzanie, donneraient volontiers plus d’importance aux nouvelles influences socialistes qu’ils préfèrent aux séquelles du colonialisme traditionnel. Désorientées, certaines îles, la Réunion, les Comores, Maurice, incapables d’une survie autonome, hésitent sur le chemin à suivre et leurs oppositions entendent remettre en cause leurs statuts ambigus. Menacés par une anglophonie envahissante, les pays francophones de l’océan Indien, Seychelles, Mascareignes, Mayotte, Madagascar, cherchent à renouer des liens culturels que l’histoire récente avait relâchés. À l’ouest, il reste le principal cheval de bataille de l’anticolonialisme: quelques États d’Afrique méridionale encore tenus par les jusqu’au-boutistes du pouvoir blanc. Au Mozambique, le Portugal veut faire croire aux bienfaits de sa colonisation longtemps léthargique. En Rhodésie, l’Angleterre n’a pas su, ou pas voulu, éviter la prise du pouvoir par une minorité de racistes européens. L’Afrique du Sud surtout, puissant État moderne, est organisée au bénéfice des Blancs et pratique à l’égard de sa majorité bantoue la politique de l’apartheid, politique de crainte autant que de mépris, expédient sans doute impossible à tenir sinon par la force. Or voici que, depuis les troubles du Proche-Orient, les incertitudes régnant dans la mer Rouge et le golfe Persique, l’Afrique du Sud apparaît comme le seuil et le verrou de l’océan Indien. Ce qui explique à bien des égards autant les furieuses attaques que les sollicitudes intéressées dont elle est l’objet.

Dans ses divisions nouvelles et ses tumultes, l’océan Indien contemporain a bien cessé d’être, comme il le fut peut-être dans sa lointaine histoire, la mer magique des périples, des Mille et Une Nuits , de Sindbad le marin, du Monomotapa amical, des épices précieuses, des pirates truculents, de la malle des Indes, des danseuses de Bali ou des lanciers du Bengale. Il est devenu une des régions les plus incertaines du globe où se mêlent et se heurtent inextricablement les problèmes de races, d’idéologies, d’intérêts économiques et stratégiques. À côté de géants réveillés, mais encore mal affermis sur leurs pieds, se dressent des chapelets de nouveaux États à la recherche d’une orientation qu’ils voudraient décisive, mais qui paraît être problématique. La grande mer indienne pullule plus que jamais de points sombres et de zones dangereuses. Ses plus sûres valeurs sont celles que viennent rechercher les touristes cossus en mal d’exotisme: des cieux profonds où brille la Croix du Sud quand les nuées de la mousson ne la recouvrent pas; des plages scintillantes ourlées par le bleu immuable de l’océan; des pirogues, des boutres; des mosquées, des temples, des pagodes; et des foules bariolées, animées par les rythmes des civilisations les plus anciennes du monde, mais pour combien de temps encore?

1. Navigateurs grecs et phéniciens, chinois et arabes

Les Anciens avaient bien connu la partie septentrionale de l’océan Indien, notamment les environs de la péninsule arabique et de la corne de l’Afrique, la mer Érythrée et le golfe gangétique ou Grand Golfe. La région au sud de Ceylan, mer Prasode ou mer Verte, dont l’existence était soupçonnée par les hommes de l’Antiquité, est restée à peu près inexplorée (mis à part quelques incursions arabes ou chinoises vers la fin du premier millénaire de l’ère chrétienne) jusqu’au début du XVIe siècle. Ainsi s’opposent, du point de vue historique, la région océanique au nord de l’équateur, région «ancienne», «monde du Cancer», bien connue des navigateurs méditerranéens et orientaux, et la région «moderne», «monde du Capricorne», explorée depuis un demi-millénaire à peine par des navigateurs européens venus de l’Atlantique. Entre ces deux mondes océaniques – l’un et l’autre d’une infinie diversité –, il existe des franges communes, des interpénétrations telles qu’elles frappent forcément d’inexactitude les catégories simplificatrices dans lesquelles on les enferme parfois de nos jours, qu’elles soient fondées sur l’idéologie (opposition Orient-Occident), la conjoncture politique ou stratégique. Cela dit, il reste que la partie de l’océan Indien la plus vivante dans l’histoire est située au nord de l’équateur. Plusieurs facteurs communs la définissent: les vents d’abord (moussons et alizé septentrional) qui, depuis toujours, ont servi la navigation favorisée en outre par la présence d’îles et d’archipels semés comme autant de relais heureux sur les grands espaces maritimes; la présence dominante de l’Inde, d’autre part, qui fut pendant quatre mille ans un centre d’attraction et de rayonnement. Au sud de l’équateur, au contraire, exception faite pour l’extraordinaire équipée du peuplement de Madagascar, issu de l’Indonésie, il n’y eut guère de reconnaissances au-delà des franges côtières, l’immensité océanique restant, jusqu’à l’époque récente du développement des Mascareignes et de l’exploration de l’Australie, à peu près inviolée.

Les périples antiques

Il est vraisemblable que dès la première dynastie (vers 2900 av. J.-C.) les Égyptiens entreprirent des expéditions au pays de Pount (Somalie, Mozambique ?) dont la plus célèbre est celle qui eut lieu en 1493 avant J.-C. et qu’immortalisa la reine Hatshepsuth dans les bas-reliefs du temple de Deir el-Bahari. Des bateaux «cousus» en papyrus, dont une reconstitution a pu, en 1970, prouver les qualités nautiques, puis des nefs en cèdre de Phénicie, ont ouvert cette route de l’or et de l’encens que les peuples successeurs des Égyptiens maintiendront ouverte. Contemporaines des expéditions vers Pount semblent être les incursions des Sumériens puis des Assyriens dans le golfe Persique, organisées avec l’aide de maîtres navigateurs, les Phéniciens. Longtemps avant le début de l’ère chrétienne, les empires sémites du Proche-Orient pénètrent aux extrémités de la mer Rouge, reconnaissent les côtes de l’Afrique orientale: la visite de la reine de Saba (sud de l’Arabie) à Salomon répond aux voyages que les Juifs ont entrepris et qui les ont portés – disent les légendes – jusqu’aux Comores et peut-être jusqu’à Madagascar où auraient abordé les Phéniciens. L’influence de ceux-ci – qui gardèrent jalousement leurs secrets – fut considérable. Marins consommés, en surélevant les flancs de la pirogue pontée avec un bordage, ils élaborèrent le prototype, graduellement amélioré, des vaisseaux de l’océan Indien, aidèrent les Juifs à pénétrer jusqu’à l’Ophir dont parle la Bible (I Rois, IX, 28) et réalisèrent, peut-être, pour le compte du pharaon Néchao (VIIe s. av. J.-C.), la première circumnavigation du continent africain. Employés par les Assyriens, ils achevèrent l’exploration du golfe Persique et, de là, relancèrent d’antiques contacts avec les Dravidiens de la côte du Gujerat sur laquelle ils déportèrent des Juifs, qui y firent souche après la chute du royaume d’Israël (555 av. J.-C.). Un peu plus tard, les relations entre les régions de l’Indus et la mer Rouge par le sud de l’Arabie s’accrurent à la suite du voyage de Scylax, navigateur grec au service de Darius, quand les Perses, stoppés à Salamine, se retournèrent vers l’océan Indien et firent de l’Égypte et de la région du golfe de Suez le carrefour stratégique et commercial de l’Empire perse, comme l’atteste la quantité de monnaies achéménides retrouvées en Inde. Désormais étaient déterminés les grands axes et les modalités des liaisons maritimes dans cette partie de l’Océan. Là comme ailleurs Alexandre marqua de son génie la vie de l’océan: fondation de métropoles jalonnant la route du commerce maritime, telle Alexandrie sur l’Indus; explorations approfondies du golfe Persique par l’imposante flotte de Néarque, construite dans l’Inde. À ces résultats – que la mort du conquérant effaça assez vite – il faut cependant ajouter la durable interpénétration des religions, symbolisée par la diffusion dans tout l’Extrême-Orient des fameuses images de Bouddha Apollon et des bateaux longs qui lui sont associés. Si, parmi les successeurs d’Alexandre, les Séleucides ne parvinrent jamais à établir un trafic maritime régulier entre le golfe Persique et l’Inde, dont ils furent durablement séparés par la redoutable barrière des Parthes, les Ptolémées, par contre, surent utiliser leur royaume égyptien pour parfaire les connaissances sur la mer Érythrée. L’immense emporium d’Alexandrie devient également le centre des connaissances géographiques de l’océan Indien. Des centres commerciaux jalonnèrent la mer Rouge et des marins grecs réalisèrent les liaisons maritimes directes entre l’Inde et l’Égypte, qui devinrent permanentes sous les Romains et furent le principal moyen d’approvisionnement en produits orientaux de luxe. Pendant la période romaine ce sont les Grecs qui assuraient, pour le compte de l’Empire, le commerce avec l’Orient, soldé avec les magnifiques pièces d’or que l’Empire expédiait en échange des précieuses marchandises orientales. Le Périple de la mer Érythrée , complétant les classiques géographiques de l’époque romaine (Strabon, Pline l’Ancien, Ptolémée), aide à comprendre l’importance de ces relations qu’illustrent les découvertes archéologiques de Pondichéry au delta du Mékong.

Une seconde Méditerranée

La première route, celle de l’or et des aromates, partant de la mer Rouge, contournait la corne de l’Afrique, longeait la côte d’Azanie, parvenait au terminus des îles (Pemba et Zanzibar) au-delà desquelles «l’océan inexploré s’enfonce vers l’ouest». La deuxième route, vers l’Inde, passe le détroit de Bab el-Mandeb, longe l’Arabie Heureuse (région d’Aden) et, à partir de là, se divise en deux branches: la première se dirige droit vers l’Inde par le relais de Socotra; la seconde suit les côtes jusqu’à l’embouchure de l’Indus. Longeant la côte de Malabar, le cap Comorin, la côte de Coromandel, le navigateur antique atteignait l’embouchure du Gange où se terminait un voyage que le géographe Ptolémée complétait en décrivant les côtes de Birmanie et d’Indochine. À cela se limite l’exactitude des connaissances des Anciens qui imaginent la Chine reliée par le sud à l’Afrique. Cette erreur de Ptolémée, qui faisait de l’océan Indien comme une seconde Méditerranée entièrement close, devait longtemps prévaloir. Ainsi, au-delà de la périphérie bien explorée et animée par des échanges commerciaux substantiels, la partie sud de l’Océan était comme un vide immense et obscur, peuplé de monstres et de dangers légendaires. Ceylan restait mystérieuse; l’Insulinde, Madagascar, les Mascareignes, l’Australie étaient absolument inconnues. Autre caractère des navigations antiques (qui devait persister jusqu’au XIXe s.): la forme unilatérale des mouvements maritimes issus de l’Occident, lequel se vide de son or pour aller rechercher les précieuses merveilles du luxe oriental dans une Inde riche en produits de toute sorte, et, dès lors, sans motifs qui la portent vers l’Égypte ou l’Occident. L’intervention romaine dans l’océan Indien eut également des conséquences dont l’importance se révéla par la suite: en affaiblissant les peuplades maritimes d’Arabie et en diminuant leur rôle d’intermédiaires commerciaux entre l’Inde et la Méditerranée, Rome favorisa indirectement l’essor du royaume abyssin d’Axoum, riverain de la mer Rouge et destiné à devenir l’emporium des produits orientaux pour l’Empire déclinant, puis pour les Byzantins, friands eux aussi de luxe exotique. En fait, malgré leur intérêt pour le commerce avec l’Inde, malgré la création de nombreux relais et comptoirs, les Romains trop occupés à tenir le monde méditerranéen ne parvinrent jamais à dominer véritablement l’océan Indien. Si la création de Constantinople semble bien refléter les préoccupations de plus en plus orientales de l’Empire, ce n’est pourtant ni à la première ni à la seconde Rome que devait appartenir l’avenir dans ces régions, mais bien à leurs anciens sujets, devenus leurs inexpiables adversaires politiques, culturels et religieux: les Arabes islamisés.

Avant d’indiquer les effets si considérables de l’expansion arabe, il faut dire un mot d’autres incursions qui, avant celles des Arabes, laissèrent des traces dans la circulation si complexe de cette région du globe. Les Sassanides (Ier siècle apr. J.-C.) dominant à nouveau l’Iran, après avoir refoulé d’Arabie les marchands d’Axoum maîtres des échanges avec l’Inde, en vinrent à régir tout le commerce de la mer Érythrée et firent basculer l’importance économique et stratégique vers la région située entre le golfe Persique et l’Iran. Si l’Iran sassanide servit de relais au commerce Chine-Byzance essentiellement par voie de terre, il est probable qu’à cette époque les liaisons avec le golfe Persique par voie de mer existaient aussi. Avec l’Inde surtout, les relations furent régulières et de grande portée: elles furent économiques avec le commerce du poivre de Malabar, artistiques puisque les Sassanides influencèrent la renaissance indienne des Guptas (IVe-VIe siècle); religieuses enfin, car le manichéisme devait marquer fortement le bouddhisme indien, essaimer au Turkestan et jusqu’en Chine, comme il pénétrait à la même époque dans l’Occident méditerranéen. L’Iran sassanide devint en même temps un refuge pour le christianisme nestorien, condamné au Ve siècle au concile général d’Éphèse. Bénéficiaire du rayonnement commercial de l’Iran, l’Église nestorienne s’était solidement implantée dans divers pays d’Asie quand y arrivèrent les Portugais.

L’Inde colonisatrice (VIIe-XVIe s.)

Cette grande époque voit également le développement et l’épanouissement de l’Inde colonisatrice. Longtemps (Ier-VIe s.) l’expansion indienne était restée timide, marquée seulement à travers le golfe du Bengale. La grande péninsule représentait alors moins un foyer de rayonnement extérieur qu’un centre d’accueil pour les peuples nombreux en quête des biens variés dont l’Inde autonome était largement pourvue. À partir du VIIe siècle, les Dravidiens – désormais refoulés dans le Sud par les invasions aryennes – fondèrent des royaumes maritimes et notamment celui des Cholas qui dominèrent commercialement la côte de Coromandel et le golfe du Bengale. C’est surtout à partir de ces centres riches en épices, en pierres précieuses et en mousselines que des relations commerciales se nouèrent avec l’Insulinde. Outre les intérêts commerciaux, la création d’États hindouisés en Indonésie, en Malaisie, en Birmanie, en Indochine eut pour facteur déterminant les «missions» du clergé indien. Les brahmanes, sollicités par les élites locales, furent à l’origine de ces étonnantes réalisations artistiques, témoignant de la parfaite combinaison du génie indien et du génie local, que sont, par exemple, les temples d’Angkor au Cambodge et de Borobudur à Java. À partir du XIe siècle, le rayonnement des Cholas – qui avaient transporté en Birmanie le bouddhisme cinghalais ou Petit Véhicule étendu ensuite à la péninsule indochinoise – commença à décliner, en même temps qu’entrait en décadence la civilisation d’Angkor. Peu après se marquèrent en Indonésie les réactions hostiles du substratum culturel et politique local, notamment à Java, contre la prédominance hindoue concurrencée aussi par les forces conjuguées du bouddhisme et de l’influence chinoise, déjà puissante en Indonésie. L’expansionnisme indien ne se borna pas à l’Insulinde: des relations furent très tôt nouées avec la Chine, axées surtout sur le développement des entreprises missionnaires bouddhistes. Du côté de l’Afrique, diverses traditions et analogies semblent attester l’implantation, sur les côtes d’Afrique orientale, de populations originaires, peut-être, de la côte de Malabar et parvenues en Afrique grâce aux «kotias» (bateaux construits sur la côte du Gujerat), habiles à utiliser la mousson. C’est au cours de cette grande époque maritime pendant laquelle l’Inde entretint sur l’Océan de puissantes escadres fortement organisées et administrées, dont l’apogée devait se situer pendant la période mongole immédiatement après la mort d’Akbar (1605), que furent mis au point certains perfectionnements nautiques (voile aurique, demeurée rectangulaire en Extrême-Orient mais transformée par les Arabes en voile triangulaire improprement dénommée voile «latine»). Ces perfectionnements furent adoptés d’abord dans la péninsule malaise, puis en Indonésie, au Siam, en Indochine et vers la Chine, d’un côté; dans la mer Érythrée, de l’autre.

Les expéditions militaires chinoises (Ier-XVe s.)

Les Chinois, eux aussi, s’intéressaient à l’océan Indien. Les voyages des jonques chinoises sur la côte de Coromandel à partir du Ier siècle de l’ère chrétienne répondaient, quoique avec moins de fréquence, aux visites des Indiens en Chine. Les pèlerins bouddhiques chinois qui pénétrèrent l’Inde en force venaient par mer. Un moment hostiles aux relations commerciales avec le monde extérieur (massacre des négociants étrangers à Canton au IXe s.), les Chinois reprirent leurs relations commerciales avec l’extérieur sous la dynastie des Song, grande époque pour l’essor des ports chinois (Canton, puis Zangzhou et Hangzhou), pour le développement de l’administration impériale, pour la mise au point de perfectionnements nautiques et l’invention de la boussole. Aux XIIe et XIIIe siècles, la recrudescence des activités navales et militaires de la Chine, sous Kubla Khan, agresseur malheureux du Japon, de l’Annam et de Java, contribua à un essor considérable du commerce chinois dans l’océan Indien. Au XIIIe siècle les jonques chinoises supplantaient bien souvent les bateaux arabes et leur trafic; des «lignes» chinoises quadrillaient régulièrement l’Océan. Au début de la dynastie des Ming, la Chine, entre 1405 et 1431, envoya vers les pays réputés tributaires de l’Empire sept expéditions de prestige qui soumirent éphémèrement Ceylan, Calicut et même (pour la première fois au-delà de l’Inde) Ormuz, dans le golfe Persique, Aden en Arabie et Mogadiscio en Afrique orientale. Mais ces expéditions que ne suivirent ni le commerce ni l’implantation culturelle restèrent sans lendemain. Pour des raisons demeurées énigmatiques, la marine chinoise quitta brusquement et définitivement l’océan Indien. Contrairement à la pénétration indienne axée sur la religion et le commerce, la pénétration chinoise semble avoir eu avant tout des buts brutalement militaires, annexionnistes et radicalement assimilateurs, qui n’eurent de succès qu’au Tonkin, militairement conquis et durablement mis en tutelle. La xénophobie méprisante des Chinois à l’égard de leurs voisins «barbares» de l’océan Indien devait être vengée plus tard par les Européens. Ces derniers retournèrent contre les Chinois, infiltrés dans de nombreux pays, en Indonésie surtout, les cruelles méthodes de la Chine impérialiste. Quant aux techniques chinoises, elles n’étaient apportées qu’au nom d’impératifs militaires ou de monopoles d’État, aussi, en dépit de leur perfectionnement, elles se diffusèrent singulièrement peu chez les peuples vassalisés: ni l’excellente jonque et sa voile lattée, supérieure à toute autre, ni l’organisation commerciale chinoise (banque, papier-monnaie, lettres de change) ne parvinrent à supplanter les instruments du commerce traditionnel et de la vie maritime de l’océan Indien tels que les avaient depuis le VIIe siècle organisés les Arabes.

Les Arabes, de la Chine à Madagascar (VIe-XIXe s.)

Originellement très peu doués pour l’expansion maritime, les Arabes du désert (cavaliers conquérants des empires terrestres de Byzance et des Sassanides, de l’Égypte et enfin de l’Inde) ne purent, malgré tout, se désintéresser d’une mer dont les rivages principaux étaient tombés sous leur influence. Au transfert du siège du califat à Bagdad correspond l’essor de Bassorah, du golfe Persique et des régions avoisinantes (franges de la côte méridionale de l’Arabie, Oman et Mascate). L’occupation de l’Égypte et des pays de la mer Rouge, combinée à celle du golfe Persique, conféra à toute cette région l’unité politique, culturelle et désormais religieuse à laquelle même Alexandre n’était pas parvenu. Concurremment avec les poussées militaires par voie de terre vers l’Inde, les navigateurs arabes atteignirent et fondèrent d’importants comptoirs sur la côte de Malabar, à Serendib (Ceylan), aux îles Laquedives et Maldives. Les innombrables guides de voyages et de navigation publiés par les géographes et les marins arabes renseignent sur des périples et des établissements qui s’étendirent jusqu’à la lointaine Chine (où Canton devient un emporium musulman tellement considérable que les Chinois tentèrent d’anéantir avec l’effroyable massacre de 878 ce qui était devenu une véritable colonie arabe) et jusqu’en Indonésie. Les établissements musulmans sur la côte d’Afrique orientale, et même aux Comores et sur la côte ouest de Madagascar, furent originellement dus aux persécutions de nature politique et religieuse qui contraignirent des «Chiraziens», puis des Arabes Omanis à s’installer sur cette côte des «Zenjs» ou des «Noirs» (Monbasa, Zanzibar – corruption de Zendje-bar) jusqu’à Sofala, bien connue d’ailleurs des navigateurs sémites pré-islamiques. Si les voyages au long cours des Arabes semblent être restés malgré tout limités dans la partie orientale de l’Océan, par contre les navigations arabes dans l’antique mer Érythrée – devenue véritable «mare Arabicum» – marquèrent cette région de caractères qui persistent encore aujourd’hui. Dans le triangle approximatif Djibouti-Colombo-Zanzibar-Comores, les boutres à voile latine et à mâts inclinés utilisent toujours la mousson et relient saisonnièrement les ports du Pakistan, de l’Oman, de l’Hadramaout, du Yémen aux ports africains orientaux. De Mogadiscio, de Mombasa, de Moroni (Grande Comore), sur tous les rivages depuis Karachi jusqu’au Mozambique, l’islamisation est totale: mosquées et tombeaux d’allure similaire se rencontrent depuis Mascate jusqu’aux Comores. Si la pénétration musulmane dans l’océan Indien ne constitua jamais à proprement parler une thalassocratie arabe, l’influence des marchands arabes (sunnites chaféites ou hanafites) ou chiraziens (ch 稜’ites et plus tard ismaéliens), grands propagateurs de l’islam, se fit sentir sur tous les pourtours de l’océan Indien, à l’exception de l’Inde péninsulaire et de Ceylan demeurées farouchement rétives à l’islamisation. Dès le Xe siècle, le dinar est la seule monnaie courante dans tout l’océan Indien. Les marchands ont diffusé dans l’Océan des plantes tropicales (café, riz, canne à sucre), des inventions chinoises (la poudre, le papier, la boussole, la selle et les étriers). Ils ont contribué à élaborer le boutre, depuis lors à peu près inchangé, et la «voile latine». Les Arabes ont également inauguré le triste phénomène de la traite qui répandra dans tous les pays de l’océan Indien et même jusqu’en Chine les innombrables esclaves tirés principalement de la côte orientale d’Afrique où ce commerce prospérera jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les Arabes constituèrent également sur cette côte des dominations militaires et commerciales (Gedi, Mombasa, Quiloa) dont subsistent de frustes mais intéressants vestiges. Dans ces «empires», le brassage des populations devait aboutir à la création de races, comme celle des Souahilis, de cultures et de langages nouveaux, qui sont un trait caractéristique de la physionomie de l’Afrique orientale, de Zanzibar et des Comores. Jusqu’à cette époque, tout ce qui marque les régions au sud de la mer des Mille et Une Nuits est mal connu, légendaire ou fort conjectural. L’Afrique du Sud, où les Noirs Bantous ne sont pas encore installés en force, est surtout peuplée de bushmen ou Hottentots originels. Les îles Mascareignes, après avoir été reconnues par les navigateurs arabes, resteront vides et non peuplées jusqu’au XVIIIe siècle, quand les Français s’y installeront. Quant à Madagascar, son histoire ancienne ou «temps des Vazimbas» reste difficile à reconstituer et demeure hypothétique. La présence dans la Grande Île de populations noires peut s’expliquer soit par un substratum négrite originel, soit par des importations africaines ultérieures. Il semble certain toutefois que les tribus à teint clair et à cheveux lisses du haut plateau central sont le résultat de migrations issues d’Indonésie, passées à Madagascar on ne sait ni comment ni pourquoi, et parvenues jusqu’aux Comores. Des coexistences et des mélanges subséquents sont sorties diverses organisations politiques, sociales et culturelles qui se sont partagé la Grande Île, ont été influencées par les Arabes (Antaimoros superficiellement islamisés), par les Français (colonie de Fort-Dauphin et de Sainte-Marie, XVIIe-XVIIIe s.) avant que les rois de l’Imerina n’entreprennent l’unification politique du plateau central à la fin du XVIIIe siècle.

2. Conquistadores et marchands européens

La conquête musulmane avait – en dépit des croisades et de leurs résultats incomplets – rejeté dans la Méditerranée occidentale les Européens dont le trafic avec l’Orient, malgré les efforts des Vénitiens pour s’en adjuger une bonne part, passait désormais par des intermédiaires musulmans ou byzantins. C’est l’une des raisons, à partir du XIIe siècle, de la recherche du légendaire prêtre Jean, ce puissant, mystérieux et mythique souverain chrétien auquel l’Occident désemparé tâcha de tendre la main. Les missions envoyées par la papauté à cet effet ramenèrent en tout cas d’Asie centrale de précieux renseignements sur les Mongols; le Livre de Marco Polo raconte, entre autres, les périples océaniques de ce Vénitien devenu ambassadeur de l’empereur de Chine dans les pays de l’océan Indien oriental. Après Marco Polo, d’autres voyageurs italiens, missionnaires et marchands, renouèrent avec les longs voyages d’Extrême-Orient, souvent effectués par voie maritime, et qui ne cessèrent d’accroître les connaissances sur les pays d’étape: les îles, l’Inde, la Chine. De ces connaissances, les Génois, dont Christophe Colomb, devaient aussi profiter.

La quête des Portugais pour contourner la barrière musulmane (XVe-XVIe s.)

Au début du XVe siècle, Venise l’emporta définitivement sur Gênes, mais elle fut frustrée dans la reprise de ses relations orientales par la prise de Constantinople, la conquête de la Syrie et de l’Égypte par les Turcs. Les efforts des Vénitiens pour se survivre et se «reconvertir» du point de vue commercial les empêchèrent de se consacrer comme il aurait fallu aux problèmes de l’océan oriental et de mener à bien ce qui les eût peut-être sauvés, le recreusement du canal ensablé que les pharaons avaient fait percer à travers l’isthme de Suez.

Depuis longtemps dans la Terre sainte des croisades, dans l’entourage du Saint-Siège, dans la République de Gênes, on avait envisagé de prendre la barrière musulmane à revers et recherché des routes nouvelles vers l’Inde. Cette quête persévérante à l’époque où la France et l’Angleterre s’épuisaient dans la guerre de Cent Ans, d’abord conduite par les Génois, fut relayée par les Portugais héritiers de leurs secrets. La recherche de l’Inde, qui devait aboutir à la découverte de l’Amérique, avait graduellement fait reconnaître aux Portugais les côtes de l’Afrique occidentale. En 1487, Bartolomeu Dias, doublant le cap des Tempêtes, rebaptisé cap de Bonne-Espérance, voyait s’ouvrir devant lui une mer inconnue. Un nouveau chapitre s’ouvrait pour l’histoire du monde.

La découverte de Dias fut suivie par la fameuse expédition de Vasco de Gama qui réalisa en mai 1498 – avec ses caravelles, vaisseaux atlantiques adaptés par la suite à l’océan Indien – la liaison directe entre l’Afrique orientale et Calicut en Inde. L’expédition suivante d’Alvares Cabral en 1500 fit mesurer aux Portugais la complexité des problèmes politiques et commerciaux posés par leur découverte et ouvrir avec les Arabes – pour tenter de les éliminer – des hostilités qui devaient durer plus d’un siècle. Albuquerque succédant à Gama impose la nouvelle domination portugaise. Sur la côte orientale d’Afrique, les points stratégiques arabes (Malindi, Mombasa) ont été occupés; les flottes égyptiennes lancées sur l’Océan par les Turcs – à l’instigation jalouse des Vénitiens – ont été neutralisées. Albuquerque a détruit la flotte arabe à Ormuz; devenu vice-roi en Inde, il prend Goa, qui sera le siège de la puissance portugaise en Asie, puis Malacca, emporium de l’océan oriental, fait explorer les Moluques, se retourne contre Aden, menace l’Égypte, meurt sur la route de Goa en 1515. Après lui les Portugais tiennent incontestablement l’océan Indien sans parvenir toutefois à éliminer ni les forces navales hindoues de la côte de Malabar, ni surtout les contre-offensives des Turcs et des Arabes qui continuent inlassablement. Dans le nord de l’Océan, les Portugais se sont organisés autour de Goa, métropole administrative, religieuse et culturelle dont les populations se métissent rapidement; autour de Colombo et de Malacca, plaque tournante du commerce extrême-oriental, et d’Ormuz, poste de surveillance contre les Turcs. Sur la côte de l’Afrique, la contra costa , l’implantation portugaise restera précaire sans parvenir jamais à éliminer complètement ou à désarmer les Arabes de Mogadiscio, de Malindi, de Mombasa. Le Mozambique lui-même est menacé dès le début du XVIIe siècle par de nouveaux venus européens: les Anglais et les Hollandais. Ailleurs, tant à Madagascar qu’aux Mascareignes (ou Mascarenhas), aux Seychelles, à Chagos, et sans doute déjà en Australie, les Portugais se sont contentés de missions de reconnaissance sans installation durable. En revanche, l’activité portugaise dans la partie orientale de l’Océan permet un contrôle beaucoup plus efficace – et fructueux – sur le golfe du Bengale, où des aventuriers lusitaniens pratiquent déjà le commerce d’Inde en Inde; et malgré les résistances indonésiennes et les ambitions espagnoles finalement éliminées et rejetées sur les Philippines, ils s’assurent la maîtrise des Moluques, centre du commerce des épices.

Pourtant la domination portugaise – qui ne parvint jamais à s’implanter sur les grandes îles de l’Insulinde – resta précaire et fut aisément liquidée par les Hollandais, mieux pourvus en marine et en forces. En Chine, cependant, après des tâtonnements, les Portugais – évinçant leurs concurrents musulmans – s’établirent solidement à Macao en 1557. Bien que l’aventure portugaise ait contribué à répandre des plantes comme le maïs, issues de l’Amérique, son influence économique ne doit pas être surestimée. Vers l’Occident, le commerce des Portugais conserva un caractère archaïque. S’ils transportaient des denrées depuis longtemps connues (épices, objets de luxe), leur volume n’augmenta guère pendant tout le XVIe siècle. D’autre part le pays souffrait d’une insuffisance des structures commerciales, car il manquait de bourgeoisie capitaliste et se trouvait soumis aux contraintes étouffantes du monopole d’État. Le solde du commerce d’Inde en Inde, d’Inde en Chine ou d’Inde en Perse fut loin d’être toujours positif. Incapable de confisquer tout le commerce océanique et moins encore d’enrayer la distribution des produits orientaux par la voie de terre aboutissant au Proche-Orient, le Portugal ne parvint jamais à offrir à l’Europe des épices moins coûteuses et, par là, à ruiner la concurrence des villes commerçantes italiennes, telle Venise, tout ce qu’accomplirent au XVIIe siècle les Hollandais par la mainmise sur tous les circuits commerciaux océaniques. Du point de vue culturel toutefois, la geste portugaise, magnifiquement chantée par Camoens dans Les Lusiades et complaisamment décrite par les pompeux historiens lusitaniens, a eu d’importantes conséquences. Goa (plus que le Mozambique) devint un centre original de société pluriraciale ou métissée, un lieu de rencontre entre le baroque et l’art oriental, un vivant foyer d’orthodoxie catholique (Inquisition, autodafés) à l’époque où les missionnaires et surtout les jésuites suivant les traces de saint François Xavier pénétraient en Inde et jusqu’en Chine et au Japon. Les jésuites avec leurs «rites malabars» tentèrent une assimilation – finalement condamnée par Rome au XVIIIe siècle – entre les religions locales et le christianisme. Les résultats de la superbe cartographie portugaise, enfin, si jalousement gardés qu’ils aient été longtemps par la Casa de India e da Minas, contribuèrent finalement à fournir aux États européens et à leurs navigateurs ces connaissances qu’ils devaient – avec quelle frénésie – exploiter au détriment du vaste et fragile empire portugais de l’océan Indien.

Les «compagnies des Indes» de l’Europe du Nord-Ouest (XVIIe-XVIIIe s.)

C’est l’acquisition de ces secrets, exaspérant la détermination d’arracher au Portugal (alors collaborateur de l’Espagne ennemie) le trafic des épices, qui accéléra la pénétration des Hollandais dans l’océan Indien. Dès le début (1595), visant l’Indonésie, des expéditions financées par des capitalistes hollandais groupés en sociétés attaquent les Portugais, les chassent de Ceylan et de Java. La fondation de la Compagnie hollandaise des Indes orientales (1602) intensifie le mouvement: ses hardis gouverneurs dans l’océan Indien (Coen puis Van Diemen) fondent et développent Batavia (1619-1645), s’emparent de Malacca (1641), s’installent à l’île Maurice (1638), escale bientôt supplantée par Le Cap, poste stratégique incomparable, doté d’un excellent climat, que Van Riebeck et Van der Stel transforment rapidement et aisément – vu l’absence de tout substrat autochtone – en colonie de peuplement européen.

Dès lors avec l’occupation de Batavia, de Malacca et des principales îles à épices, les Hollandais contrôlent tout le Sud-Est asiatique insulaire, non sans mal toutefois. Ils évincent les Portugais de Ceylan et des côtes indiennes, fait accompli en 1663-1664, et contrôlent par là l’important trafic d’Inde en Malaisie. La prise d’Ormuz par les Persans en 1622 substitue aux Portugais les Hollandais qui jouent un rôle fructueux d’intermédiaires dans le commerce Perse-Levant. Mais la difficile élaboration du monopole hollandais s’est heurtée à des ambitions et à des jalousies tôt affirmées. Les intérêts portugais entravés pourtant par la lourde machinerie étatique sont restés longtemps redoutables. La compétition décisive va venir des grandes compagnies de commerce anglaises, danoises, françaises, de ces compagnies des Indes largement autonomes, financièrement et militairement puissantes, décidées à défendre leurs intérêts mercantilistes contre les prétentions hollandaises. Face à des sociétés orientales déjà profondément perturbées, les appétits des compagnies à monopole, qui se livrent d’ailleurs entre elles des combats acharnés, entraînent pour les bénéficiaires de l’«exclusif» la nécessité de s’assurer le contrôle politique des marchés orientaux. Toute une série d’affrontements significatifs entre rivaux européens signale le caractère impérialiste graduellement élaboré des compagnies monopolistes. Après des débuts circonspects, les Anglais affirment leurs ambitions. L’East India Company, fondée en 1600, se concilie le Grand Mogol et ouvre des comptoirs dans l’Inde. En 1623, cependant, le massacre d’Amboine (Moluques) perpétré par les Hollandais contre leurs alliés de naguère élimine les Anglais d’Indonésie où les Hollandais sont farouchement déterminés à préserver leur monopole. Rejetés vers l’Inde où la pénétration est plus facile, les intérêts anglais se renforcent surtout quand le mariage de Charles II avec une princesse de Bragance livre Bombay à la Compagnie des Indes; après 1639, ils s’installent sur la côte de Coromandel, au fort Saint-Georges de Madras, puis commencent à rôder dans le golfe du Bengale.

Moins heureux que les Anglais, les Danois installés à Tranquebar s’obstinent à commanditer des compagnies finalement moins durables que leurs flibustiers ou leurs navires interlopes. Les Français, d’autre part, après une première incursion aux Indes en 1521, ont été actifs dans l’Océan dès le début du XVIIe siècle. Malgré les résistances hollandaises, ils s’installent à l’île Bourbon (la Réunion) en 1638. La grande politique maritime et commerciale voulue par Richelieu, puis par Colbert, en même temps que l’essor missionnaire de la France post-tridentine, multiplie les incursions et les établissements: la Société de l’Orient ou de Madagascar fonde à Fort-Dauphin, au sud de la Grande Île, une «France orientale» dont la brève histoire (1642-1660) inaugure cependant les connaissances et les prétentions des Français sur le pays mystérieux où saint Vincent de Paul a envoyé un moment ses lazaristes. La Compagnie des Indes orientales, organisée par Colbert (1664), entend, elle aussi, pénétrer l’Inde au moment où, d’autre part, l’attention du gouvernement de Louis XIV se fixe sur le Levant, aussi intéressant pour le commerce de la France méditerranéenne que la lointaine aventure par la route du Cap. Après des efforts dispersés en direction de Ceylan, de l’Indonésie, de la Chine et du Japon, les Français se fixent en définitive à Chandernagor (1673), puis à Pondichéry (1668). La fameuse ambassade de Louis XIV auprès du roi de Siam manifeste la volonté de la France du Grand Siècle de s’affirmer face aux Hollandais (inexpiables ennemis et rivaux en Europe depuis 1672) dans le Sud-Est asiatique.

Un commerce difficile et coûteux pour les Européens

En cette fin du XVIIe siècle se révèlent déjà les éléments de la mutation véritable qui affectera l’océan Indien au siècle suivant. Aux efforts dispersés des marchands, des aventuriers ou des pirates a succédé la compétition organisée de compagnies qui préfèrent, au fond, lutter entre elles à armes égales plutôt que d’avoir à se prémunir contre les violences anarchiques de l’interlope. Débarrassés des Portugais, cantonnés à Goa et au Mozambique, les Hollandais concentrent leurs forces dans l’Insulinde d’où ils ont éliminé tous rivaux. Les Anglais et les Français commencent à placer leurs pions antagonistes sur l’échiquier indien. Pourtant l’antique physionomie du commerce de l’océan Indien n’a guère changé. Le coût élevé de la machinerie des compagnies commerciales ne rend pas meilleur marché les produits qu’elles transportent en Europe. À bien des égards, la richesse espérée de l’exploitation de l’Orient – d’ailleurs en décadence économique et politique – demeure un mirage. Les fameuses épices sont pléthoriques ou concurrencées par des sous-produits. Si elles continuent à se vendre assez bien en Europe, elles ne pénètrent l’Inde qu’à la condition d’acheter pour valeur égale les textiles indiens. Les Hollandais, d’autre part, sont dépassés par les Anglais dans le commerce des étoffes précieuses et même, semble-t-il, dans celui des fameuses «indiennes», dont la pénétration ou la contrebande en Europe provoque l’essor de l’industrie des toiles peintes, en Angleterre d’abord, puis en France. Le café et le sucre d’Indonésie sont menacés par les produits de Moka (Arabie) ou des Antilles; et le commerce du thé est graduellement accaparé par les Anglais. Enfin les Européens – y compris les Anglais – n’ont guère de produits manufacturés à proposer aux pays orientaux; et c’est toujours en métaux précieux, surtout des piastres espagnoles d’origine sud-américaine, que l’Europe solde son commerce avec l’océan Indien. Dès la fin du XVIIe siècle, les activités commerciales européennes revêtaient trois formes principales: la piraterie, d’abord homologue dans l’océan Indien de la flibuste des Antilles, joua parfois un rôle important d’intermédiaire et eut, en tout cas, ses heures intenses et pittoresques avec la fondation de la colonie de Libertalia dans le sud de Madagascar abandonnée par les Français. Le commerce prestigieux des compagnies en fut un autre aspect avec ses grands bateaux (indiamen anglais), dont les associations internationales, même en temps de guerre parfois, étaient capitalistes, possédaient des circuits éprouvés, des «loges» et établissements bientôt peuplés d’une société négociante cosmopolite où dominaient les «nababs» européens enrichis. Enfin il y eut le commerce d’Inde en Inde, qui fut graduellement soustrait aux négociants locaux par les Européens, lesquels assurèrent les transactions entre les divers pays de l’Océan grâce à l’activité des country ships plus maniables.

À côté de cette histoire océanique dominée par l’activité de l’Europe, des mouvements autochtones persistent ou se modifient, parfois associés, mais souvent hostiles aussi aux mouvements européens. Depuis l’expulsion des Portugais du golfe Persique (1622), l’influence de la Perse s’étend avec l’aide des Anglais prompts à saisir l’intérêt de ce nouvel et puissant intermédiaire. Plus au sud, les Arabes d’Oman et de Mascate chassent les Portugais de l’Afrique orientale: ils prennent définitivement le Fort Jésus de Mombasa, en 1698, et refoulent les Portugais au Mozambique. La dynastie de Mascate s’installe à Zanzibar et les Arabes récupèrent leurs anciens «empires» de Pemba à Quiloa, malgré la persistante hostilité des Persans (ch 稜’ites) souvent ligués avec les Portugais contre les belliqueux pirates Omanis (sunnites) dont l’influence pénètre jusqu’aux Comores. En Inde les corsaires et les pirates locaux tiennent tête soit aux forces du Grand Mogol, soit aux forces européennes. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, en Inde encore, subsiste une bourgeoisie commerçante qui n’est pas encore éliminée ou réduite – comme elle le sera au XVIIIe siècle – au rôle d’intermédiaire entre le négoce européen et la masse indigène. À noter enfin – à la suite de la conquête de la Chine méridionale par les Mandchous – l’intensification de l’émigration chinoise vers l’Indonésie, grave problème que les Hollandais devaient, sans succès durable, tenter de résoudre par l’effroyable massacre des Chinois de Batavia en 1740. Au début du XVIIIe siècle, les contours et la structure de l’océan Indien sont beaucoup mieux connus grâce aux remarquables travaux des Hollandais (carthographie, récits de voyages). Des routes nouvelles ont été établies: il existe une liaison directe à travers l’immensité océanique entre Le Cap et l’Indonésie qui utilise les grands vents d’ouest. L’océan s’est agrandi par la découverte de l’Australie, l’exploration par Tasman de l’archipel qui porte son nom (Tasmanie) et de la Nouvelle-Zélande.

3. Prééminence de la Grande-Bretagne

Au XVIIIe siècle, les principaux foyers politiques, économiques et culturels du pourtour nord de l’océan Indien et surtout la Perse et l’Inde, que leurs affrontements réciproques affaiblissent encore, déclinent irrémédiablement. Le ravage de l’empire de Delhi par le Persan Nadir Shah en 1739 ébranle tout l’Orient. En Birmanie, en Malaisie, en Indonésie, des États naguère puissants se fractionnent et s’enlisent dans des querelles dynastiques qui font le jeu des Hollandais expansionnistes. La Chine de Qianlong se ferme presque totalement, tolérant à peine le négoce européen par les seules fenêtres de Macao et de Canton. Dans cet Orient ébranlé, des influences habiles, sournoises ou brutales vont jouer, annonçant que l’heure de l’impérialisme européen a maintenant sonné.

Les conséquences des guerres et des vicissitudes européennes se feront fâcheusement sentir sur les établissements hollandais d’Afrique du Sud et de Ceylan, qui seront abandonnés finalement aux Anglais. Par contre, l’empire hollandais d’Insulinde reste intact et les Hollandais s’étendent à Sumatra. Leur domination y est lourde. Afin de préserver la rentabilité de la culture des épices et de maintenir les cours, les Hollandais interdisent ces cultures aux paysans autochtones, les plongeant ainsi dans la misère. Ils détruisent les arbres en surplus, ou bien cantonnent sévèrement les cultures dans des secteurs où elles sont menées par d’implacables planteurs utilisant des esclaves importés. Des neutres, comme les Danois, savent profiter des circonstances et se livrent à une active contrebande entre les possessions des belligérants français et anglais. Des tard-venus tentent aussi leur chance commerciale: on verra dans l’Océan des vaisseaux de Prusse, de Brandebourg, de Pologne, de Gênes, de Trieste, d’Espagne, et surtout ceux de cette Compagnie impériale d’Ostende, que la jalousie des compagnies des puissances maritimes contraignit à disparaître en 1732. Également intéressante est l’aventure des Américains. Après 1784, sur leurs Baltimore clippers , utilisant le relais des Mascareignes, les Américains non seulement établiront avec ces dernières un commerce très actif (jusqu’en 1807, quand les États-Unis, alors neutres, cessent l’envoi de leurs vaisseaux vers ces îles françaises), mais pousseront également jusqu’à la Chine, où, en échange de leur ginseng médicinal et aphrodisiaque, ils ramèneront les précieux produits du Céleste Empire.

La querelle franco-anglaise (1711-1788)

En fait, la grande et principale querelle se déroule entre les Français et les Anglais. D’abord l’initiative appartient aux Français. Après la prise de possession de l’île Maurice, devenue île de France en 1711, et un début d’organisation des Mascareignes, c’est – dans le cadre du grand essor commercial français qui inaugure le XVIIIe siècle – les débuts de la fameuse aventure de Dupleix. En 1740, le grand agent de la Compagnie française des Indes, devenu nabab et parvenu à s’insérer dans le système impérial mogol, politique et économique, élabore, à partir de Pondichéry et à l’aide de soldats indiens, les cipayes, qu’il a l’idée géniale d’enrôler, la tentative de protectorat sur l’Inde du Sud. Les lacunes et les difficultés de cette entreprise si originale, gageure peut-être impossible à tenir pour la France de Louis XV, empêtrée dans ses querelles européennes, entraîneront l’échec final. Dupleix a négligé de jouer l’hindouisme méridional opprimé contre l’islam septentrional oppresseur; il a trop cru à l’intrigue et aux forces terrestres, et pas assez à l’arme navale. Le sea power , que les Anglais utilisent avec tant de maestria, a été pratiqué un temps, entre 1735 et 1746, par La Bourdonnais, qui a fait des Mascareignes la grande base de l’océan Indien, avec une marine locale en grande partie manœuvrée par des esclaves, et lancé d’audacieux projets destinés à soutenir l’œuvre de Dupleix, car il a imaginé quel rôle immense pouvaient jouer les bois du Bengale et de Birmanie pour une marine française gravement handicapée par leur pénurie en France. Il a aussi compris quelle aurait dû être l’importance des Mascareignes comme tremplin pour s’implanter solidement aux îles Seychelles, à Madagascar et sur la côte du Mozambique. Le gouvernement français et sa Compagnie des Indes refusent de comprendre la signification de l’œuvre de Dupleix et de La Bourdonnais, qui sont, l’un et l’autre, rappelés et désavoués. Pendant la guerre de Sept Ans, les Français de Lally Tollendal sont battus par les Anglais de Robert Clive (chute de Pondichéry en 1761). De sa domination politique sur l’Inde, la France ne conserve au traité de Paris (1763) que cinq comptoirs. L’heure de l’Inde anglaise a sonné. Déjà la victoire de Plassey (1757) a donné le contrôle du Bengale aux Anglais. Les grands agents de l’East India Company, Clive puis Warren Hastings, soumettent peu à peu à leur contrôle l’Inde mogole. Pendant la guerre d’indépendance américaine, les brillantes campagnes de Suffren à Ceylan ou sur les côtes de l’Inde méridionale, sans parvenir à réinstaller la France dans la péninsule, servent surtout les intérêts hollandais. Le traité de Paris n’a pourtant pas abouti à ruiner le commerce français, loin de là. À la Compagnie des Indes qui disparaît en 1766 succèdent de florissantes entreprises autonomes. L’activité française, dans les domaines scientifiques de l’océanographie et de l’astronomie surpasse alors celle de ses prédécesseurs hollandais et anglais: en 1766, Jean-Baptiste d’Après, utilisant les travaux de Darlymple, hydrographe de la compagnie anglaise, met au point le monumental Neptune oriental , sommet de la cartographie océane au siècle des Lumières comme le Caelum australe stelliferum de l’abbé Nicolas de la Caille est celui de l’astronomie de l’hémisphère Sud. Élargissant les explorations de Marion et Yves de Kerguelen, La Pérouse débarque en Australie, où la France, pourtant, ne saura pas s’établir. En effet, reprenant et exploitant les découvertes du grand capitaine Cook (Nouvelle-Galles du Sud, reconnue dès 1768-1770, au cours d’une exemplaire mission scientifique) les Anglais ont, quelques jours avant La Pérouse, pris possession du continent austral sur lequel ils installent un premier contingent de forçats en 1788.

Les visées orientales de Napoléon Bonaparte (1798-1815)

Jusqu’en 1815 l’influence des Britanniques dans l’océan Indien ne cesse de s’accentuer. Leur prééminence politique en Inde est reconnue non seulement inévitable, mais encore nécessaire et utile au commerce, même par leurs rivaux. Depuis 1770, les Anglais ont organisé la fructueuse route commerciale entre l’Inde et la Chine. Ils soldent d’abord leurs achats de thé – dont la consommation en Angleterre fait d’immenses progrès –, de soie et de porcelaines, avec du coton brut de l’Inde et des piastres d’Espagne, devenues le véritable étalon monétaire de l’océan Indien. Bientôt cependant ils découvrent un moyen plus efficace encore de solder leurs achats en Chine: l’opium produit par l’Inde et importé en contrebande dans l’Empire chinois, vaste trafic que favorise la vénalité de l’administration mandarinale et l’absence d’une marine chinoise.

La période de la Révolution française et de Napoléon est, ici comme ailleurs, la fin d’une époque et le début d’une ère nouvelle. L’expédition de Bonaparte en Égypte (1798), point culminant d’une politique française au Levant, tourne court après Aboukir. Les progrès britanniques dans l’Inde un moment menacée – mais de si loin! – reprennent après 1801. L’équipée orientale de Bonaparte a néanmoins fixé l’attention des savants et des stratèges sur la possibilité de réunir à travers l’isthme de Suez les eaux de la Méditerranée à celles de la mer Rouge; elle a forcé les Anglais à interrompre leurs projets d’attaque contre les Mascareignes et contre Java; elle leur a fait occuper l’île de Perim et fixer leur attention sur Aden. Entre 1803 et 1811, les adversaires de l’Angleterre succombent tour à tour. Malgré l’extraordinaire activité des corsaires français et l’énergie du général Decaen à la tête des Mascareignes, l’Empereur finit par se désintéresser du sort des îles françaises, dont la situation s’aggrave quand les Hollandais – qui ont perdu Ceylan et Le Cap – sont menacés en Indonésie. Les Mascareignes tombent en 1809-1810; en 1811, les Anglais s’emparent de Batavia, Malacca et de la côte de Sumatra. En 1815, ils tiennent tout l’océan Indien. Il n’est pas jusqu’à leur lutte contre la traite esclavagiste et les contrôles qu’elle implique qui ne renforce leur prééminence. Mais, en des zones moins surveillées par l’Europe, des mutations interviennent dans la vie profonde du monde du vieil Océan: en Afrique australe, les vagues de Bantous venus du Nord atteignent maintenant les franges de l’occupation européenne; à Madagascar, où Andrianampoinimerina – l’unificateur génial du plateau central – s’est éteint dans la gloire en 1798, c’est maintenant le règne de Radama Ier, celui qui étendra le processus d’unification à toute la Grande Île et qui, volontiers accueillant aux missionnaires anglais, fera entrer son pays dans l’ère moderne.

4. Les transformations aux XIXe et XXe siècles

Trois grandes séries d’événements, en partie liés, vont au XIXe siècle modifier profondément l’équilibre interne de l’océan Indien et redistribuer les foyers d’influence: l’extension de l’économie de plantation et les migrations de population qu’elle entraîne, les transformations de la navigation et des grands courants commerciaux et, enfin, l’expansion de la colonisation européenne.

Plantations et migrations

Dans tous les territoires sous influence européenne, les cultures tropicales, celle du café, mais surtout celle du sucre, se développent considérablement. La hausse du niveau de vie et, par suite, de la consommation en Europe (pour le sucre elle passe en France de 1,5 kg par habitant à 7 kg entre 1822 et 1826), les mesures législatives, notamment l’abaissement des droits d’entrée en Grande-Bretagne, stimulent le marché du sucre au détriment des autres productions. À l’île Maurice, la superficie plantée en canne double entre 1825 et 1831; à l’île Bourbon (devenue la Réunion), l’essor est encore plus remarquable. La production de sucre de canne dans l’océan Indien triple entre 1820 et 1845. Le giroflier s’étend à Zanzibar, le thé à Ceylan et dans le nord de l’Inde (Assam), plus tard le caoutchouc en Malaisie. Cette fièvre de culture entraîne de grands besoins de main-d’œuvre.

L’esclavage continue à fournir des bras aux propriétaires de plantations. Un double mouvement porte les captifs africains, par navires européens, vers les îles sucrières (notamment vers Bourbon) et, par les boutres des trafiquants arabes, vers l’Arabie et la Perse.

Malgré les efforts antiesclavagistes et les croisières de la Royal Navy, le trafic persistera bien après sa suppression officielle par le sultan de Zanzibar en 1873. Mais sa condamnation par les puissances, sa répression, sa progressive abolition dans les colonies européennes – l’île Maurice et ses dépendances en 1834, la Réunion en 1848 – obligent les Européens à se tourner vers le recrutement de travailleurs libres. Quelques-uns viendront d’Afrique. Mais jamais ce marché n’aura l’importance de celui des Indes ou de Chine. C’est le début du coolie trade (amorcé en 1829, accru dans les années 1840, réglementé et amplifié entre 1860 et 1970). L’importation de ces «travailleurs sous contrat» modifie profondément le peuplement des rives de l’océan. La «diaspora» indienne vers l’Insulinde, vers les Mascareignes, vers l’Afrique du Sud fait succéder à la première vague des employés agricoles celle des marchands, des avocats ou des médecins. Le mouvement implante une colonie de plus d’un million d’Asiatiques en Afrique orientale et dans les îles, qui s’indianisent. Parallèlement, le mouvement des coolies chinois et les migrations transforment le peuplement de l’archipel indonésien. Ce n’est point seulement la démographie qui en est affectée, mais la civilisation, par l’apport d’habitudes alimentaires, religieuses et culturelles. La naissance de ces sociétés «plurales» sera lourde de conséquences pour le XXe siècle.

Le trafic d’hommes, le commerce des grands produits agricoles et, en retour, des objets européens manufacturés accélèrent les transformations de la navigation dont les progrès favorisent à leur tour la multiplication des échanges.

Navigation et mouvements commerciaux

Les formes anciennes de la navigation s’étaient maintenues jusqu’au milieu du XIXe siècle: itinéraires traditionnels des voiliers par la route des îles, affrètement de port en port du country captain naviguant pour son propre compte. Une âpre concurrence opposait les Indiamen américains et anglais.

Dans les années 1840-1860, clippers et vapeurs apportent les transformations décisives. L’apparition des tea-clippers , entre 1842 et 1844, leur perfectionnement et leur multiplication entre 1850 et 1860 accroissent les conditions de vitesse et de capacité. Sur les longues routes océanes vers la Chine et l’Australie, les grands voiliers domineront jusqu’aux années 1875-1880. Mais, sur la route septentrionale, la navigation à vapeur, en partie affranchie des courants et des vents, provoque de remarquables distorsions d’itinéraires. À partir de 1839, la malle des Indes associant malle-poste et vapeurs, puis voie ferrée et lignes régulières de navigation, passe par la Méditerranée, Alexandrie, Suez et Bombay. Elle attire progressivement une part croissante du trafic méridional. Dès 1852, une première ligne régulière entre l’île Maurice et l’Europe vient se greffer, à Suez, sur cet axe, dissociant le commerce des Mascareignes et de la côte orientale de l’Afrique de l’aire atlantique pour le rattacher à la Méditerranée. Le nouvel itinéraire s’impose dans les années 1860, au moment où s’amorce la construction du canal de Suez. Son ouverture en 1869 n’inaugure point une voie nouvelle, pas plus d’ailleurs qu’elle ne met un terme aux anciens trajets maintenus jusqu’aux années 1880. Ce n’est qu’entre 1878 et 1884 que le succès du canal remet définitivement en cause l’équilibre séculaire de l’océan Indien. Raccourcissement des distances, triomphe de la vapeur, multiplication des grandes compagnies de navigation aux moyens puissants, mais aussi vitesse et capacité accrues des navires; tout entraîne le rapide recul des voiliers locaux, dhow indiens ou boutres arabes confinés dans la navigation interlope ou de cabotage, comme la disparition des grands voiliers européens.

De nouveaux produits, notamment le pétrole, affluent vers l’Europe qui exporte désormais massivement les marchandises issues de ses fabriques. L’impérialisme commercial, celui des compagnies de navigation et des grandes firmes, conduit à l’impérialisme politique. Le passage de la domination à la colonisation marque le dernier tiers du XIXe siècle.

Les colonisations européennes

Les traités de 1815 avaient assuré à la Grande-Bretagne l’incontestable maîtrise de l’océan Indien. Tout en s’efforçant d’éliminer l’esclavage et de pourchasser la piraterie arabe et malaise, elle consolide sa suprématie tant à l’est qu’à l’ouest de l’océan. À l’est, elle affirme sa domination sur l’Inde tout en libéralisant les échanges et, après la grande émeute de 1857, elle supprime la Compagnie des Indes et assume l’autorité directe. Elle avait pris le contrôle des détroits par l’occupation de Singapour et l’acquisition de l’île Lambua. Elle étend son influence, puis son pouvoir, sur la Birmanie et la Malaisie. La prise d’Aden en 1839 marque sa volonté d’une semblable domination dans la zone occidentale. C’est autour de l’axe commercial septentrional que vont d’ailleurs se livrer dans les années 1850-1880 les plus âpres rivalités. Au débouché de la mer Rouge s’affrontent Français et Anglais. Ces derniers acquièrent, de Perim à Socotra, un solide quadrilatère de places fortes et d’escales. La Grande-Bretagne favorise en outre, contre les visées françaises, les entreprises italiennes, voire allemandes. La corne nord-est de l’Afrique, la côte orientale africaine, l’île de Madagascar passent successivement sous le contrôle des puissances européennes. C’en est fini des royaumes africains, des trafics anciens, mais, aussi de la domination britannique exclusive. À ces rivalités s’ajoute, à la charnière du siècle, la poussée russe qui, à travers l’Iran, vise le golfe Persique.

Au moment où va s’ouvrir le premier conflit mondial, l’ensemble de l’océan Indien se trouve soumis aux influences politiques, culturelles et économiques occidentales. La mainmise de l’Europe apporte d’importantes transformations dans les pays riverains: création et développement des voies ferrées, lutte contre les pandémies, forte urbanisation, nouvelle hiérarchie des ports, émergence d’une bourgeoisie d’affaires locale, création d’un prolétariat agricole et citadin. Ces bouleversements remettent en cause les prépondérances politiques. Les premiers courants nationalistes, au nom de l’antithèse Orient-Occident, annoncent les prochains affrontements.

La décolonisation et ses suites

La guerre de 1914-1918 hâte un mouvement qui s’accélère encore au lendemain de la révolution russe. Les forces nationalistes contenues pendant le conflit s’enflent, réclamant une indépendance que l’Europe se refuse longtemps à accorder. Dans ce «réveil de l’Asie» se mêlent nostalgie du passé comme espoir d’avenir meilleur. La Seconde Guerre mondiale ébranle décisivement les hégémonies européennes. L’Inde (1947) et Ceylan (1948) obtiennent leur indépendance que les territoires d’Afrique orientale et les Mascareignes réclameront bientôt. Après Madagascar, en 1960, l’île Maurice accède à son tour à l’indépendance en mars 1968. Aux empires anciens succède le morcellement politique. Les nouveaux États sont confrontés aux tensions sociales et politiques nées du pluralisme ethnique qui engendre également de graves problèmes d’identité nationale. Le subcontinent indien a éclaté: Inde, Pakistan, Bangladesh; le Sri Lanka est ébranlé par la révolution puis la révolte tamoule; l’Indonésie ravagée par les affrontements politiques et religieux. À l’ouest, les Asiatiques sont dans toute l’Afrique orientale l’objet de discriminations puis d’expulsions. La poussée démographique reste extrêmement forte. En une génération, partout la population va plus que doubler. Les trente-six pays riverains de l’océan Indien qui comptaient 23 p. 100 de la population mondiale dans les années 1960 en représenteront près de 25 p. 100 dans les années 1985.

La plupart des pays souffrent d’insuffisance alimentaire et leur production s’accroît moins vite que leur population.

La rivalité entre les États-Unis et l’U.R.S.S. (1965-1988)

Au même moment, le vide provoqué dans l’ensemble de l’océan Indien par le retrait de la Grande-Bretagne et de sa marine y attire les forces américaines puis soviétiques.

Pendant un quart de siècle, la vie de l’océan Indien fut dominée par l’âpre rivalité des deux grands, le renforcement progressif de leurs flottes, la recherche de bases ou de facilités d’escales, le maintien de clientèles politiques. Les principaux éléments du début sont économiques et stratégiques. Dans le domaine économique, la production et l’acheminement du pétrole des pays riverains sont indispensables à la régularité de la vie des pays occidentaux et du Japon, de même que l’acheminement d’un certain nombre de matières premières essentielles.

Dès 1865, les États-Unis firent de l’île de Diego Garcia, dans les Chagos, le pivot de leurs forces. Après 1972, la zone d’intervention de la VIIe flotte basée aux Philippines fut étendue à l’océan Indien; après la réouverture du canal de Suez en 1975, la VIe flotte de Méditerranée y envoya également des bâtiments. Les États-Unis ont obtenu des facilités militaires portuaires en Australie, en Afrique du Sud, à Bahrein. Parallèlement, l’U.R.S.S. a, dans les années 1970, renforcé régulièrement sa présence, concentrée essentiellement dans la partie nord-ouest. Bénéficiant de l’appui de l’Éthiopie, du Yémen du Sud et du Mozambique, les Soviétiques ont multiplié dans l’océan Indien leurs facilités portuaires. Ils ont favorisé l’accord de leurs trois alliés: la Libye, l’Éthiopie et le Yémen du Sud (juin 1981). Les États-Unis, quant à eux, assurent au Pakistan (accord de février 1981) 3,5 milliards de dollars de crédits, d’aide civile et militaire.

Cette présence des deux grands et leurs rivalités pesèrent de plus en plus sur la vie interne des pays riverains. Chacun des antagonistes appuya les forces politiques qui lui étaient favorables, s’efforça de déstabiliser celles qui lui semblaient hostiles. Il devint de plus en plus difficile de dissocier de leur jeu stratégique les principaux événements internationaux, nationaux et même locaux de la région. Un abondante littérature, dans la décennie 1975-1985, se consacra à ce thème, avec plus ou moins de bonheur. La complexité des situations locales résultant de facteurs historiques contrastés, de la multiplicité des données, des interférences conjoncturelles, rendait schématique tout essai d’interprétation générale.

Le devenir de l’océan Indien

Au-delà des particularité de chaque région et de chaque pays, on peut déceler quelques grandes tendances marquant les dernières années.

Le poids démographique, inégalement réparti avec l’opposition historique de zones relativement peu peuplées au nord-ouest et de zones surpeuplées à l’est, continue de dominer la situation. La croissance longtemps demeurée en partie freinée par une mortalité infantile parmi les plus fortes du monde se poursuit avec l’amélioration sani

taire. Pourtant, les îles du Sud-Ouest ont vu s’amorcer un spectaculaire renversement des tendances avec le passage à la transition démographique, l’indice de fécondité tombant, de 1966 à 1983 de 6,97 à 3,48 pour les Seychelles; de 6,48 à 2,86 pour la Réunion; de 5,11 à 2,23 pour l’île Maurice, soit une baisse générale de 50 à 56 p. 100. À l’inverse, les pays de l’est de l’océan continuent d’avoir une très forte natalité. Ni la législation (Inde) ni l’évolution des mœurs n’arrivent à triompher des options natalistes. Aussi bien, le taux de la croissance économique dans la plupart des pays reste-t-il inférieur à celui de l’accroissement démographique. Ces pays, parmi les plus pauvres, ont en outre à faire face à des catastrophes naturelles régulières: famine de la corne de l’Afrique en 1974 et 1982, famine au Bangladesh en 1981, inondations en Inde en 1982 puis sécheresse et inondations en 1988. Toutefois, une évolution différentielle marque trois régions. À l’est, la révolution verte, grâce aux variétés améliorées de blé et de riz, a modifié, à partir des années 1970, le rapport entre production agricole et croissance démographique. Deuxième importateur de céréales avant cette date, l’Inde est devenue autosuffisante. S’amplifiant dans les années 1980, des résultats analogues ont pu être obtenus au Pakistan, en Indonésie, avec des accroissements moyens de 80 à 100 p. 100 de la production de riz.

Le contraste s’est accusé avec la partie occidentale de l’océan Indien. La révolution verte a échoué en Afrique orientale, où la stagnation de la production entraîne une dépendance alimentaire croissante. Les difficultés sont d’un autre ordre mais non pas moindres dans les pays où l’économie repose sur l’exportation d’un produit dominant. L’effondrement des cours du pétrole et des principales matières premières a déséquilibré les balances des comptes.

La distorsion entre poussée démographique et développement économique, les problèmes que pose une évolution sociale marquée par une urbanisation anarchique, les influences des intérêts extérieurs, tout a conduit à accentuer la fragilité politique des États. Celle-ci engendre la poussée des extrêmes: les tentations de l’islam intégriste s’exaltent (Malaisie), l’hindouisme extrémiste et intolérant se développe (Inde), comme l’espoir «millénariste» dans des solutions difficiles à appliquer faute de cadres (Mozambique); contre ce qui apparaît une grave menace pour l’ordre établi, les systèmes autoritaires se renforcent (Arabie).

L’océan Indien forme une entité. C’est un ensemble géostratégique, une zone de passage et d’échanges interrégionaux. Cependant, il convient de ne pas exagérer cette unité. Les disparités sont grandes entre les pays riverains et tendent à s’accuser par le jeu de la croissance démographique différente, des perspectives très variables de développement ou de stagnation, voire d’aggravation du sous-développement. Des regroupements régionaux se dessinent qui ne vont pas sans s’opposer. À l’intérieur même des États, les forces de dissociation contrebalancent fortement les tendance unificatrices et centralisatrices.

L’aminosité domine depuis la partition Pakistan-Inde; le Sri Lanka continue d’être ravagé par la révolte tamoule. L’Inde est déchirée par la persistance des séparations; revendications autonomes du Pendjab, agitation du Cachemire, menace du Front de libération de l’Assam... La Somalie n’est plus qu’une expression géographique, cependant que l’Indonésie ne peut en terminer avec le soulèvement du Timor oriental.

De l’intérieur même, les États sont minés par de puissantes et complexes forces de subversion. Face à ces tensions, comme naguère face aux rivalités des grandes puissances, un certain nombre de pays riverains s’efforcent d’opposer un front uni. Cet effort s’est traduit par des essais plus ou moins réussis de coopération bilatérale ou multilatérale. L’exemple des espoirs que pouvait porter la tentative d’intégration de l’ancienne Afrique anglophone orientale et de son échec montre la fragilité de ces constructions. Un effort plus large a été tenté par le projet de création d’une zone de paix proposé par le comité spécial de l’océan Indien des Nations unies. Les entretiens américano-soviétiques concernant l’équilibre des forces dans la zone ont dominé les années 1978-1980. Leurs échecs ont fait reporter l’espoir sur l’accord des pays riverains eux-mêmes à propos de la neutralisation de l’océan Indien. Elle dépend de conditions multiples et difficiles à remplir. Elle ne peut être instaurée que par l’accord au moins tacite des puissances, doit s’assortir de garanties réclamées par les pays industrialisés; quant à leur ravitaillement en matières premières, il implique l’entente de pays aux intérêts divergents et aux idéologies parfois antagonistes. Ce concept même de «zone de paix» reste très flou.

Peut-être le plus important de ce mouvement est-il la lente émergence du sentiment de commune appartenance, la prise de conscience de problèmes d’intérêt commun analogues, la naissance d’initiatives culturelles diverses (rencontres scientifiques, festival des arts de l’océan Indien, etc.). L’apparition, au-delà des affrontements, de ce sentiment de communauté de destins reste l’espoir fragile de l’océan Indien, pris plus que jamais dans la double tourmente des mutations internes et des affrontements extérieurs.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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